Quoique nous fassions, nous le faisons toujours pour Je

Finalement, ce n’est pas la question de l‘éveil qui mérite d‘être posée … Elle gît depuis toujours inanimée dans les pages de manuscrits destinés à ceux qui ne savent pas lire. Non, la question qui est une affirmation est la suivante : il n’y a pas de génie trompeur, il n’y a pas de vérité dissimulée, pas plus que de voie vers l‘éveil, pas même d‘éveil, pas d’ailleurs ni de nulle part.

… Le problème m’est subitement apparu dans toute sa clarté: quoique nous fassions, nous le faisons toujours pour Je.

En effet, même lorsque je m‘évertue dans l’abrutissement le plus entêté à annihiler voire à nier Je, c’est encore pour Je que je m‘évertue ! Car il faut bien un état Je actif et un état postérieur Je émancipé.

Aussi quoique Je tente et que j’abhorre c’est toujours pour Je; quand bien même je me pose la question : qui pense ? qui agit ? Je ne fais que jouer le jeu de Je.

D’entre affirmeront qu’il se produit une étincelle, un éveil à partir duquel cesse le joux de Je et où l’on réalise l’unité avec le tout, quoi qu’on le nomme.

Permettez que j’en doute; car je commence à croire que tout, entendre tout ce dont l’homme est capable, n’est rien qui dépasse l’homme. Certes l’on créée et l’on continue de créer sans cesse, les connaissances s’agrègent et donnent vie à de nouvelles variétés ou souches de concepts, mais jamais nous n’avons dépassé la sphère invisible de la pensée.

Car comme en sciences, tout repose sur des postulats, et que sont ces postulats sinon des idées humaines, trop humaines; l’unité, la dualité, et tout le reste : des concepts parmi d’autres ?

Nous croyons (le terme compte) nous évader de notre condition par l’Art, la mystique, la religion, etc. Mais que faisons-nous dès lors sinon subtiliser l’abîme ? Je ne vois là que raffinement et profondeur d’esprit. Nous parlons de sages d’une grande pénétration; mais comment mesure-t-on cette pénétration ? Sinon par rapport au groupe humain. Et quand bien même cette pénétration pointerait-elle vers le tréfonds de l‘âme, jamais elle ne sondera l’abîme divin.

Peut-on ici emprunter la voie de certains qui affirment que rien ne subsiste à l’examen sinon le corps et que nous ne sommes que des supports programmables et programmés ? (ce qui d’ailleurs n’exclut pas la notion de tout programmé) ?

Disons les choses : ce paradigme est d’une efficacité redoutable ! eh oui ! Il permet toutes les audaces et résiste avec superbe à des questions aussi périlleuses que celles très actuelles sur l‘évolution et notamment la systémique; ce paradigme, c’est la mémétique.

Seulement voilà, à force de désillusionner il ne reste plus rien; car si la mémétique permet de tout expliquer en termes de contagion avec de nombreux renvois à la génétique, quid de l’univers connu ? L‘éternel problème de la poule et de l’oeuf !

Ici on peut raccrocher les wagons et s‘élancer pour un grand voyage vers le big bang; mais nous ne répondons pas à la question que toutes les mystiques posent depuis l’origine, d’où émane la matière ?

C’est bien là le problème de la science, qui ne peut expliciter le mystère de l‘écran blanc; qu’est donc cet écran sur lequel l’histoire de l’univers est venue s’imprimer ?

Aih ! Là, tout le monde s’arrête, fin du voyage. Parade mystique : c’est l’inconnaissable; Eckhart répondrait que tout ce que nous savons n’est rien et que l’homme pauvre est celui qui ne sait rien (ni ne possède rien ni ne veut rien). Les orientaux répondrait que du tout on ne peut rien savoir. Fin des débats.

De là retour à ma remarque première; qu’est-ce donc qu’un éveillé sinon un être vivant dans le mythe de lui-même ? Par définition l‘éveil est une notion incohérente et vide de sens ! Vous pouvez rapiécer des chutes de sagesse àl’infini, les amalgamer à l’envie jusqu‘à l’outrance, que reste-t-il sinon des signes, et des symboles fantasmagoriques ?

Finalement, ce n’est pas la question de l‘éveil qui mérite d‘être posée … Elle gît depuis toujours inanimée dans les pages de manuscrits destinés à ceux qui ne savent pas lire. Non, la question qui est une affirmation est la suivante : il n’y a pas de génie trompeur, il n’y a pas de vérité dissimulée, pas plus que de voie vers l‘éveil, pas même d‘éveil, pas d’ailleurs ni de nulle part.

Aucun ne sait mieux que l’autre; nous sommes tous porteurs du même doute qui nous ronge; seules les prouesses nous distinguent dont aucune ne nous rapproche de rien; nous faisons du sur place depuis des millénaires, persistants dans l’illusion matérialiste ou spiritualiste du bonheur et de la béatitude.

Nous pouvons bien ne plus rien vouloir, ne plus rien savoir, ne plus rien posséder, nous demeurons, inexorablement. Nous pouvons bien faire le singe et bidouiller des attitudes, pousser l’introspection jusqu’aux limites de l’illumination, et même au-delà; mais que découvrons-nous alors sinon notre propre visage répété à l’infini ?

L‘éveil est une rumeur persistante; mais tout est faux; vouloir s‘échapper, c’est un hobby et rien d’autre, sans rien qui distingue; vous pouvez aussi bien jouer avec votre console de jeux, vous n’en serez pas moins sage au regard de l‘éternel.

Le tout est un animal de compagnie, un refuge psycho-affectif. Nous nous délaissons d’une servitude pour en embrasser une autre mieux conforme à notre être profond.

Rien n’avance ni ne progresse; tout fonctionne conformément aux spécifications du constructeur. Notre seul choix est de continuer de fonctionner, et sentir nos vies débarouler l‘éboulis de souvenirs et de larmes ad vitam aeternam.

S.

7 thoughts on “Quoique nous fassions, nous le faisons toujours pour Je”

  1. “Cet univers s‘éveille quand Tu t‘éveilles et s’abolit quand Tu te retires. Donc, la totalité de ce qui existe et de ce qui n’existe pas n’est rien d’autre que Toi.” (Abhinavagpta)

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  2. Demeure en tant que Cela en lequel il n’y a aucune discrimination entre le réel et l’irréel, aucune absence de désir, aucune possession de vertus, aucun espoir de libération, aucun maître compétent ou disciple, aucune connaissance établie, aucun état réalisé, aucune libération de son vivant ou après la mort, rien de tel à aucun moment -et sois heureux toujours, libre de toute trace de pensée.

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  3. Tout ce que vous faites pour avoir l’expérience de cette énergie entrave cette énergie, qui est l’expression et la manifestation de la vie, et l’empêche de fonctionner. On ne peut pas évaluer cette énergie à l’aune de nos valeurs habituelles -différentes techniques, méditation, yoga, etc. Ne vous méprenez pas, je n’ai rien contre. Mais toutes ces techniques ne vous permettront pas d’atteindre votre objectif -l’objectif lui-même est un leurre. Si c’est la souplesse du corps que vous recherchez, c’est sûr que le yoga vous aidera. Mais ça ne sert à rien pour atteindre l’illumination, la libération, appelez ça comme vous voudrez. Même les techniques de méditation sont des activités de concentration sur soi [et d’exclusion du reste]. Vous utilisez des mécanismes qui continuent sur eux-mêmes, qui se maintiennent par eux-mêmes. Ces techniques vont à l’encontre de votre recherche de la réalité ultime; elles ne sont que des instruments d’auto-continuité. Un jour vous vous apercevrez, ou plutôt vous vous éveillerez au fait que la quête même d’une réalité ultime n’est qu’un mécanisme d’auto-continuité. Il n’y a rien à atteindre, rien à gagner, rien à réaliser.

    U.G.

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  4. Tout ce que vous voulez accomplir est basé sur le moi. Je dis “basé sur le moi” et vous pensez aussitôt “attention, à éviter”, parce que votre idéal est l’absence du moi. Mais tant que vous agissez en vue du non-moi, vous êtes ancré dans le moi. Quand l‘énergie du désir d’aller au-delà du moi n’est plus, alors le moi n’est plus et il n’y a plus d’activité fondée sur le moi. Ces techniques, ces systèmes, ces méthodes pour atteindre l‘état de non-moi, tout cela est au centre du moi.

    U.G.

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  5. […] ils ne cessaient de vouloir un monde autre où l’homme ne serait plus cette défroque de chair et d’esprit soumis aux lois d’une histoire construite sans eux, définie par le pouvoir et ce que l’on appelait les successions nécessaires.” C. Faraggi

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  6. “Cette petite lumière tremblotante qui luit au zénith de la raison humaine et qu’aperçoivent seulement les sages de ce monde est, non pas la lumière absolue, inaccessible aux yeux du plus clairvoyant, mais une lumière relative, et ceux des sages qui la prendraient pour la lumière absolue seraient dignes d‘être classés parmi les fous.
    La lumière absolue est fort au-delà de la portée des plus grands hommes, et jamais, jamais ils ne la verront briller, en quelque lieu du monde qu’ils se trouvent.” Edmond Thiaudière 1837-1930

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  7. “ Le profond, vu avec profondeur, est surface. “ Devant l’abîme, on ne peut que reculer, se pétrifier ou s’abîmer. Il n’est d’autre compréhension de l’abîme que l’abîme.
    “ Il y a le réel et l’irréel. Au-delà du réel et de l’irréel il y a le profond. “ En d’autres termes, la profondeur est la dimension où les catégories de l’esprit binaire n’ont plus cours et font place aux correspondances et à la vue totalisante. Plus que l’ “ être ou ne pas être “ de Hamlet, la question profonde semble pour l’homme la simultanéité et non l’alternative : être et ne pas être dans le même temps.

    La profondeur est risque. De quoi ? De ne rien trouver. “ Ne découvre pas : il se pourrait qu’il n’y ait rien. Et rien ne se peut recouvrir. “ Ou risque de multiplier le rien, le mystère, la limite ou l’illimité : “ On m’ouvre une porte, j’entre et me trouve devant cent portes fermées. “ Ou risque plus grand : celui de trouver quelque chose. Et la peur : “ Parfois, la nuit, j’allume une lumière, pour ne pas voir. “ Et la solitude : “ Qui ne remplit son monde de fantômes, reste seul. “

    La pensée profonde passe par le sens ancien de l’intelligence . lire à l’intérieur des choses. Elle est pénétration, aventure et audace, abandon des garanties, découverte et création, le “ nouveau “ de Baudelaire, l’ “ ouvert “ de Bergson, l’absolue liberté de la quête, l’abolition des sécurités. C’est pourquoi Heidegger a pu affirmer que la science ne pense pas et risquer que la philosophie non plus ne pense pas.

    L’effort d’approfondissement, l’exercice de la captation profonde, n’a rien à voir avec l’astuce, la perspicacité ou la jonglerie intellectuelle qui remplissent livres et revues. C’est comme un instinct de plongeur, un refus de toutes les zones intermédiaires, un cohérence d’intégrité, une décision d’aller jusqu’au terme, bien qu’il n’y ait pas de terme. Cela exige toute la vie en appoint, sans jeux faciles, sans recul devant l’abîme. Approfondir est la forme la plus radicale et généreuse de l’héroïsme. C’est être aussi sans références. L‘échelle de relation est désormais l’infini, et la rencontre avec la mort comme expérience anticipée et paramètre constant du possible.

    Peut-il y avoir profondeur sans dimension religieuse ? Je pense que non, car je ne conçois pas le profond sans un sentiment d’appartenance au tout qui peut prendre, comme chez Porchia, la forme d’une nostalgie devant une perte : “ Il y a longtemps que je ne demande rien au ciel, et mes bras ne sont toujours pas retombés. “ Ou d’une amoureuse projection vers l’impossible : “ Mon Dieu, je n’ai presque jamais cru en toi, mais je t’ai toujours aimé. “ Parfois, c’est la sensation d‘être conduit par des forces étrangères : “ Et si l’homme est un faire avec soi et non un se faire lui-même, qui sait celui qui fait avec soi, et celui qui fait avec soi, qui sait ce qu’il fait avec soi. “ Il s’agit toujours d’une référence à l’infini, mais à un infini auquel l’homme mystérieusement participe : “

    “ Quand le superficiel me fatigue, il me fatigue tant que pour me reposer j’ai besoin d’un abîme. “

    Roberto Juarroz : La profondeur. Postface à VOIX d’Antonio Porchia

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